Les grands entretiens de Calcia Infos : Comment bâtir la ville de demain ?
Comment bâtir la ville de demain, en conciliant contraintes climatiques, économie de la ressource, et adaptation des chaines de production ?
Interview croisée de Aaron POOLE, architecte associé à Hobo (Bordeaux) et de Patrick Soubiran Directeur commercial de CIR.
Au cours du dernier congrès du logement social, à Bordeaux, vous avez participé à une Table ronde organisée par Ciments Calcia, autour de la "Fabrique de la ville de Demain"... L'occasion pour Calcia Infos, de vous interroger sur différents points et prolonger la discussion.
C'est un constat. Nous sommes aujourd'hui confrontés à différentes contraintes antagonistes : climatiques avec l'obligation de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et une population en constante croissance, une forte envie de nature, mais en regard un devoir de préserver celle-ci, et donc, de bâtir une ville plus dense...
CALCIA Infos : Aussi aujourd'hui on parle plus que jamais de mixité des matériaux, de réponses multiples et adaptées tant au lieu géographique, qu'aux contraintes des ressources, et des spécificités techniques... Quelle est votre analyse ?
Aaron Poole : Nous sommes dans un moment finalement assez simple, qui conjugue deux évènements importants : l'un au niveau international, la COP 26, et l'autre au niveau français, avec la RE 2020 qui s'impose à présent à toutes les constructions. On ne peut plus construire comme avant et il faut des bâtiments toujours plus performants pour le confort d'été et la résilience climatique, qui doivent être décarbonés, notamment concernant l'emploi du béton. En tant qu'architecte nous avons un leitmotiv : « le Bon matériaux au Bon endroit », et nous sommes convaincus que le béton a son rôle à jouer, mais de façon encore plus exigeante, car c'est un matériaux précieux. Face à la réalité de la RE 2020, nous devons construire des solutions avec les maîtres d'ouvrage et avec nos partenaires tels que des entreprises et fournisseurs, pour ce juste équilibre des matériaux en fonction de leurs caractéristiques et avantages.
Patrick Soubiran : En tant qu'industriel du béton, nous restons attachés à la matière, mais nous devons valoriser au mieux ses qualités : résistance, stabilité au feu, disponibilité, une fabrication de proximité, puisque le transport est un élément primordial dans l'impact carbone des matériaux, esthétique, qualité d'auto nettoyant et de dépollution. Nous utilisons déjà le I.Carbone et le I.Active de Ciments Calcia pour différentes réalisations, et nous poussons toujours plus nos recherches pour trouver des solutions adaptées. Le maitre d'œuvre conçoit son projet en mettant « le bon béton au bon endroit », et en tant qu'industriel, nous parachevons ce que l'architecte conçoit, en définissant et en fabricant le produit, en diminuant au maximum l'utilisation du ciment. Nous serons en mesure de garder la compétitivité du ciment sur l'aspect bilan carbone, grâce aux énormes progrès accomplis. Le béton de par ses qualités intrinsèques, restera le matériau majeur dans l'acte de construire.
Aaron Poole : Cela peut paraître paradoxal mais la nouvelle norme et les exigences environnementales sont des points positifs ! En effet, cela pousse les industriels et les professionnels du béton à progresser très vite, et du côté des architectes le « comptage carbone » est objectif : nous ne sommes plus dans les simples discours, mais dans la vérification. Il y a la matière, les ACV, le cycle de vie de chaque matériau et comment on l'assemble et dans quelles proportions... On fait de l'assemblage, de la scénarisation, en quelque sorte on profile les bâtiments « en temps réel ».
Et comment définiriez-vous l'efficience constructive ?
Aaron Poole : C'est justement de ne pas avoir d'a priori, et de mesurer le rapport matière-confort-énergie-carbone. L'expérience montre qu'il n'y a pas de solution totale. L'efficience c'est de savoir comment met-on à profit les qualités de chacun des matériaux contributeurs pour arriver au meilleur résultat, avec le moins d'impact carbone.
À ce sujet le BIM, que vous utilisez dans votre agence, peut-il être un support ? Quels sont ses avantages notamment dans la « bonne » utilisation des ressources, ou leur préservation ?
Aaron Poole : Cette question du BIM est étroitement liée avec les points précédents. En effet, le recourt au BIM dès la phase de conception d'un projet, permet de hiérarchiser les choix qui s'offrent à vous, de « comptabiliser » les matériaux et d'obtenir en temps réel le bilan carbone du projet dans sa globalité. Sans a priori, Le BIM est un outil formidable, qui permet de tester les choses avant de les faire concrètement. Notamment le cubage, le comptage, la simulation thermo- dynamique, etc. Aujourd'hui le BIM dans la construction est devenu indispensable, et permet l'interface avec les industriels.
Quels sont les atouts du béton dans le cadre de la RE 2020 ? Je pense à sa plasticité, la préfabrication ou l'industrialisation des solutions béton...
Patrick Soubiran : En effet, le béton a fortement évolué depuis les bétons à hautes performances dans les années 90, puis les bétons autoplaçants dans les années 2000. Tout cela nous a permis de réduire les consommations pour les mêmes typologies d'ouvrages, en adéquation avec les exigences de la RE 2020. Dans la mise en œuvre du béton, je pense par exemple au coulage, tout contribue à une meilleure utilisation de ciment. La préfabrication a aussi évolué : au lieu de couler à plat nous coulons verticalement, ce qui permet par exemple, d'enlever 30 kg de ciment au mètres cube ! Donc oui, les bétons d'aujourd'hui répondent aux attentes de la RE 2020.
Dans ce contexte, quels sont les facteurs clés pour une transition écologique de l'habitat ? Quid par exemple de la réversibilité, de la transformation des bâtiments ?
Aaron Poole : Nous avons de nombreuses discussions au sein de l'agence sur ce sujet. Les grands enjeux de demain ne sont pas tant les mètres carrés que l'on va construire, mais ceux qui sont déjà construits ! Comment réhabiliter l'existant, notamment l'enveloppe des bâtiments avec les matériaux biosourcés et les filières sèches adaptées pour bien loger les habitants des années 2050 ? On se tromperait de sujet en se focalisant uniquement sur le neuf ! La rénovation et la réhabilitation sont les véritables enjeux de demain. Par ailleurs, il faut avoir conscience que les « squelettes primaires » des bâtiments qui peuvent être réhabilités, peuvent l'être parce qu'ils sont en béton !
Il faut régénérer les potentiels qui existent déjà, notamment de transformation de bureaux en logements, et sur les modes de construction, d'autres systèmes, d'autres montages immobiliers existent, comme le bail solidaire. Il faut ré interpeller l'accession sociale, et imaginer des modèles hybrides et coopératifs, comme ça se fait énormément en Suisse et trop peu en France.
Le vrai enjeu quand on utilise le béton, c'est sa réelle capacité à vivre plusieurs vies, contrairement à des solutions plus légères ou plus composites, qui sur le moment peuvent avoir un comptage assez favorable, mais qui sur le long terme sont problématiques. Il est difficile, compte tenu des réglementations de passer du bureau au logement, notamment en ERP... En fait, si l'on raisonne en cycle de vie, ce qui est le cas avec la RE 2020, le béton présente un véritable atout. Indépendamment de la réversibilité, l'enjeu est aussi de concevoir le bâtiment, en prévoyant déjà sa future réhabilitation, rénovation et son évolution pour d'autres usages.
Comment envisagez-vous l'évolution de votre métier, dans le cadre des évolutions réglementaires de l'habitat ?
Patrick Soubiran : Nous accompagnons le marché, nous n'avons pas vocation a être l'initiateur ou l'instigateur de l'évolution du marché, malheureusement... puisque nous restons une PME. Mais pour moi en tant qu'industriel l'évolution, ne peut être qu'une évolution produit, sur les matériaux, les process. Cela porte aussi sur la rapidité d'exécution ! Quand nous travaillons en amont avec la maîtrise d'œuvre et la maîtrise d'ouvrage, on arrive à proposer des solutions techniques permettant de globaliser et d'intégrer d'autres produits dans nos fabrications. Ça peut être des menuiseries, des canalisations, des « tuyaux pour l'énergie », tout ça dans l'esprit de réduire les temps de chantier. En somme l'évolution de nos métiers passe par plus de matière grise et de valeur ajoutée... et davantage de technicité et de valeur ajoutée créera un nouvel attrait pour notre secteur d'activités, et permettra de recruter de nouveaux talents !
Justement, y a-t-il des formations spécifiques pour recruter des jeunes et les amener vers ces métiers ?
Patrick Soubiran : Nous travaillons avec les IUT de la région (de Bordeaux), car on s'adresse à des niveaux de futurs conducteurs de travaux, donc des personnes qui seront sur le terrain. Nous souhaitons les intéresser à ces différents métiers via des visites de l'usine ou de chantiers sur lesquels on intervient. Mais la préfabrication reste un secteur de « niche » par rapport à tous les autres métiers du bâtiment.
Quid de l'économie circulaire et des matériaux recyclés ?
Aaron Poole : C'est l'autre enjeu majeur de ces prochaines années. On en revient à ce rôle d'architecte, concepteur, bureau d'études, ingénieurs... Un rôle de conseil, analyste, coordinateur, facilitateur de cette optimisation globale des choses. Des matières premières à toutes les chaines de production : sourcing, recyclage, etc. Le réemploi est amené à se développer, et surtout dans la formulation des bétons, en y intégrant des bétons issus du recyclage.
Patrick Soubiran : De notre côté, nous sommes lancés sur la production de « béton recyclé » incorporant des agrégats de béton recyclé, mais nous nous heurtons encore à un marché peu porteur et peu organisé... En effet, les industriels comme les carriers ne proposent pas encore suffisamment d'agrégats stables et réguliers issus du recyclage, pour que l'on puisse s'approvisionner de façon pérenne et en quantités. C'est toute la filière qui doit encore s'organiser : de la démolition du bâtiment, au transport des bétons et jusqu'à son criblage, etc. Mais surtout ce qui permettrait d'aller plus loin et de faire décoller la filière, c'est l'évolution des normes, puisqu'aujourd'hui on est limité à l'incorporation de seulement 20% d'agrégats recyclés.
Donc concernant le recyclage des bétons, les filières doivent encore s'organiser... Et sur l'objectif de neutralité carbone en 2050. Est-on prêt ?
Patrick Soubiran : Je crois que oui, pour deux raisons : on constate que les cimentiers sont déjà fortement engagés sur la réduction de l'empreinte carbone, pour honorer cet engagement à 2050. Par ailleurs dans le Plan de Relance de l'État, 8 Md seront consacrés à l'industrie hydrogène, avec un fléchage particulier pour les filières acier et ciment. Donc oui, j'ai confiance ! Je ne sais pas si nous serons totalement une « industrie verte » mais l'évolution en cours, on la sent, on l'accompagne. Dans nos process, nous utilisons une eau recyclée en interne, et nous sommes quasi autonomes en énergie, grâce à 30 000 m² de panneaux photovoltaïques.
Aaron Poole : Je l'attends catégoriquement et avec impatience. Mais cela doit concerner toutes les filières et donc, il ne faut pas se ménager. Nous avons une responsabilité, une obligation morale, à honorer cet objectif. Au sein de l'agence, il n'y a pas que des architectes, mais aussi des ingénieurs, avec une moyenne d'âge de 35 ans environ, et on voit qu'au niveau générationnel il y a une conscience beaucoup plus exacerbée sur ce sujet.
Pour vous, y a-t-il un « après béton » ?
Aaron Poole : Pour moi oui, je regarde vers 2050 avec une neutralité carbone totale et intégrée dans nos différents métiers !
Patrick Soubiran : En tant que pays industriel nous devons aller de l'avant, et donner l'impulsion... aussi j'adhère à l'idée que le béton aura encore favorablement évolué et qu'il sera un « béton vert », green concrete !